Installées depuis plusieurs décennies sur les bords de la lagune Ebrié, des membres des ethnies Gourounsi et San ont, au fil des ans, mis en place des chefferies dans les quatre coins de la Côte d’Ivoire et à Abidjan. A Koumassi, l’un des quartiers populaires de la capitale économique ivoirienne, des chefs coutumiers Gourounsi et San, en dépit de bisbilles internes et des conflits intergénérationnels, jouent un rôle important dans la cohésion et l’entraide entre les membres de leurs communautés respectives.
Après Ouvour Bado (1946-1970), Youma Batiobo (1970-1973), Yombié Bako (1973), Boukari Beya Bado (1973-1992), Joseph Boubié Nagalo est le chef de la communauté Gourounsi dans la commune de Koumassi. Du haut de ses 1 m 78, filiforme, cet ancien mécanicien auto (contraint à la retraite forcée à la suite d’ un accident de travail au cours de laquelle, il a perdu les quatre doigts de sa main gauche) nous accueille chaleureusement en cette matinée pluvieuse du samedi 17 juillet 2021. Nous sommes loin de la solennité perçue parfois en pays moaga en de telles occasions. Débarrassés des lourdeurs protocolaires, le Chef Nagalo et l’équipe de Sidwaya échangent à bâtons rompus.
Boukari Beya Bado étant rentré “définitivement” au Burkina Faso, Boubié Joseph Nagalo, en plus d’être d’ascendance royale, est, malgré ses appréhensions au départ, « plébiscité » par les membres de sa communauté qui le considère comme un “leader naturel». «J’avais souhaité que le vieux Bado soit immédiatement remplacé par l’un de ses fidèles notables, Cyprien Bayala. Mais celui-ci a décliné ma proposition et exigé plutôt que j’accède au trône. C’est ainsi que je me suis retrouvé à la tête de la communauté gourounsi”, confie, sourire aux lèvres, Boubié Joseph Nagalo.
Selon le leader coutumier, il en a toujours été ainsi depuis les années 1940. De plus, précise-t-il, cette pratique n’obéit toujours pas au rigoureux principe de la succession dynastique en vigueur chez certaines ethnies du Burkina Faso. “Nous ne sommes pas des chefs coutumiers au sens plein du terme. Nous sommes en réalité des personnes désignées par nos communautés dans un souci d’organisation. En Côte d’ivoire, nous sommes plutôt appelés chef ou président de communauté”, explique-t-il, tout en ajustant son bonnet multicolore qui contraste légèrement avec son élégant boubou noir et blanc.
Des Burkinabè « opposés » à la chefferie
Le quotidien du “chef de communauté”, assisté de ses notables, est, la plupart du temps, fait de réunions avec les membres de la communauté. “Outre le règlement de litiges, de problèmes administratifs ou sociaux, notre rôle consiste également à porter à la connaissance de nos frères et sœurs la quintessence d’une ou des rencontres avec le consul ou l’ambassadeur”, soutient-il, marquant une pause lorsque des enfants ou des bruits de véhicules perturbent la conversation. Toutefois, la vie du président de la communauté gourounsi est loin d’être un long fleuve tranquille en raison de diverses sollicitations. «Toutes les communautés du Burkina Faso ont aussi à leur tête des leaders. Ils sont tous coiffés par un chef central.
Lorsqu’une affaire concerne une communauté donnée, celui-ci contacte le chef coutumier concerné. Un jour, nous avons été ainsi alertés lorsqu’un Gourounsi a été retrouvé mort sur son lit. Dès cet instant, le chef coutumier est chargé de retrouver la famille du défunt, remplir les formalités administratives et parfois s’occuper de l’inhumation”, dit-il réajustant pour la seconde fois son bonnet. Selon l’un de ses notables, Eklou Cyprien Bayala, cuisinier à la retraite, ces cas malheureux concernent, la plupart du temps, de parfaits inconnus ou des “réfractaires” ou “rebelles”. “Certains de nos compatriotes semblent vivre dans une parfaite autarcie. Pire, ils s’opposent à cette manière de vouloir perpétuer nos traditions et autres valeurs de solidarité et d’entraide en pays étranger”, se désole le vieux notable avant de prendre une bonne rasade d’eau fraîche.
Lorsqu’un Gourounsi en provenance de l’intérieur du pays où du Burkina Faso s’est égaré ou ne retrouve pas l’adresse de ses “parents”, c’est encore au chef de la communauté qu’il est fait appel. “Nous l’hébergeons jusqu’ à la résolution de son problème. Ce n’est pas une tâche aisée”, soutient le chef central des Gourounsi. Mais, il en faut un peu plus pour décourager le chef de la communauté Gourounsi, Boubié Joseph Nagalo et ses notables. Un projet de création d’une structure associative est d’ailleurs en cours. Il s’agit, révèle-t-il, de l’Union des chefs et notables Gourounsi en Côte d’Ivoire (UCNGCI). Toutes les formalités de création de cette union (règlement intérieur, statuts, PV d’AG, échanges avec le consulat du Burkina Faso en Côte d’Ivoire, etc.), assure M.Nagalo, ont été scrupuleusement respectées. “Le dossier de création de cette union est en cours”, annonce-t-il tout en brandissant le récépissé de dépôt.
« Le gourounsi n’aime pas se faire commander »
La chefferie traditionnelle Gourounsi en Côte d’Ivoire dépend-t-elle ou entretient-elle des relations avec celle du Burkina Faso ? La chefferie en pays Gourounsi, fait-il savoir, n’est pas reconnue de manière formelle par les membres de la communauté vivant au pays. “En réalité, l’on parle plutôt chez nous de chef de terre. Maïs, il faut le dire honnêtement, le Gourounsi n’aime pas se faire commander ou diriger. C’est pour cela qu’il se dit qu’il n’y a pas de chefs gourounsi”, nuance-t-il. D’où les nombreuses contestations de chefferies constatées ici et là au sein de la communauté gourounsi. Malheureusement, les uns et les autres sont vite rattrapés par la réalité lorsque survient un problème ou une difficulté.
Contestataires et “pro-chefferie coutumière” doivent à ce moment se résoudre à l’évidence…”Un jeune gourounsi et un autre de l’ethnie bissa se sont retrouvés une fois dans un commissariat de la place. J’en ai été informé par le chef de la communauté bissa à l’époque, Drissa Kéré, et ce, après que le jeune gourounsi ait dit que Boubié Joseph Nagalo est le chef de sa communauté. Quand l’officier de police a vu l’accolade fraternelle entre mon homologue Drissa Kéré et moi, il a ordonné sur- le- champ, la libération du jeune gourounsi qui était derrière les barreaux. Et il nous a gentiment suggéré d’aller régler le problème à la maison”, témoigne-t-il, l’air joyeux de voir la solidarité africaine triompher une fois de plus des vicissitudes de la vie quotidienne.
Pendant la crise postélectorale en Côte d’ivoire, un autre jeune gourounsi a été, poursuit-il, malheureusement battu à mort par un gendarme. “Nous avons géré ce dossier qui nécessitait une autopsie. Elle coûtait près de 300 000 F CFA sans les frais mortuaires. Pour réunir l’argent, nous nous sommes munis d’un cahier et avons fait du porte-à-porte. Le temps de conservation du corps à la morgue a été long. Face à notre incapacité à régler la facture, nous avons été convoqués en justice. Mais grâce au concours des chefs coutumiers ivoiriens et de la mairie de Koumassi, nous avons été tirés d’affaire”, se réjouit-il, levant la main pour saluer un membre de la communauté mossi de passage sur une moto.
Perpétuer les us et coutumes
Selon le chef Boubié Joseph Nagalo, les sempiternelles querelles entre les membres de la communauté ont fini par décourager les autorités ivoiriennes et surtout burkinabè. “Certains de nos frères et sœurs sont difficiles de comportement. Si fait que la chefferie traditionnelle gourounsi en terre ivoirienne devient un métier à risque ou est dévoyé”, regrette-t-il. Or, ce n’est pas, indique-t-il, une perpétuation formelle de nos us et coutumes, mais plutôt une façon de montrer aux populations et aux autorités de notre pays d’accueil, notre sens d’organisation. En outre, la chefferie traditionnelle gourounsi de Koumassi, à écouter le chef central des Gourounsi, est la plus organisée de la zone. Et ce depuis 1971, ajoute le notable Eklou Cyprien Bayala, qui a vu passer, en sa qualité de notable, plusieurs chefs.
Nous sommes en pleine saison pluvieuse en Côte d’ivoire. Le ciel après s’être assombri pendant une heure environ, finit par laisser tomber des gouttes de pluie sur les habitations de fortune du quartier Soweto de Koumassi. Le vieillard nous invite à poursuive les échanges dans son modeste salon à l’humidité ambiante. Pour l’aider dans la gestion des affaires «royales», Boukari Beya Bado a installé à la tête de localités et communes ivoiriennes (Anyama, Grand-Bassam, Koumassi, Port-Bouët, Bingerville, etc.) relevant de son «territoire royal» des “représentants locaux”. “Toutes les questions étaient traitées au niveau local. Quand la gravité du problème l’exigeait, l’on faisait appel au chef central. Une réunion était alors organisée pour trancher la question”, commente-t-il, mentionnant les cotisations dont le montant était de 500 FCFA.
L’argent étant le nerf de la guerre, les cotisations, selon l’ancien boy cuisinier, Eklou Cyprien Bayala, permettaient de résoudre de nombreux problèmes. “Il nous arrivait parfois de recevoir des personnes souhaitant rentrer définitivement au Burkina Faso ou de payer les ordonnances de compatriotes malades. La solidarité était l’une des valeurs que nous partagions”, se souvient M. Bayala, les yeux hagards derrière ses lunettes, un brin de nostalgie. S’il y a un souci de quelque nature que ce soit, insiste-t-il, nous nous réunissons immédiatement. “Cette dynamique enclenchée depuis les premiers chefs se poursuit toujours avec leur successeur, Boubié Joseph Nagalo”,
témoigne-t-il.
Daouda Ky, le chef samo « tout-terrain »
A quelques encablures des lieux, se trouve le “palais” ou ce qui semble l’être du chef des Samos de Koumassi. Gaillard, la soixantaine bien sonnée, Daouda Ky et sa modeste cour nous reçoivent. Il vit depuis plus de quatre décennies en Côte d’Ivoire. Après quelques échanges de civilités, nous déclinons l’objet de notre visite… Quatrième chef des Samos à Koumassi, il confie avoir fait de l’excellence des rapports intercommunautaires, depuis son intronisation, son cheval de bataille. “Nous entretenons de bonnes relations avec les autres compatriotes burkinabè et assistons ensemble de manière conviviale aux réunions de notre ambassade en Côte d’Ivoire. Nous menons une politique similaire avec nos frères ivoiriens”, soutient-il de sa voix rauque.
Flanqué d’un bonnet de couleur blanchâtre, la barbe bien fournie, le chef des Samos entend inculquer des valeurs de solidarité, de cohésion, de bonne entente, etc. à la jeune génération et à la jeunesse samo en particulier. “C’est la mission que doit s’assigner tout chef digne de ce nom. Je tiens cet esprit d’engagement de mes parents”, affirme le chef Ky, indiquant d’être d’une lignée royale. Grâce aux cotisations et autres dons émanant des “sujets” et de tierces personnes, Daouda Ky et ses notables parviennent à faire face aux diverses sollicitations et à résoudre des difficultés d’ordre administratif. Il est assisté dans ses tâches quotidiennes par cinq notables. L’un d’entre eux, Siaka Zerbo rappelle que le début de la chefferie samo à Koumassi remonte à l’année 1963.
A cette époque, poursuit-il, seuls “les premiers à être arrivés ou les plus âgés” étaient les candidats “naturels” au “trône”. Mais, le chef Daouda Ky a été choisi, foi de Siaka Zerbo, pour sa «probité morale» et son “dynamisme” lors de la survenue d’incidents ou de situations nécessitant des démarches administratives. Et ce, précise-t-il, indépendamment de l’ethnie de la personne concernée. “Une fois, il a dû peser de tout son poids pour le règlement à l’amiable d’une affaire qui avait conduit un Samo et une Bissa au commissariat. Un homme d’ethnie mossi a été retrouvé mort dans sa maison. Sans tenir compte de son appartenance ethnique, nous avons pris l’affaire en main et sommes allés informer la police pour l’enlèvement du corps”, témoigne le notable Siaka Zerbo, visiblement fier de faire œuvre utile pour le bien de la communauté.
« Problème de communication »
A ses dires, il existe un chef samo dans chacune des treize communes d’Abidjan (Abobo, Adjamé, Anyama, Attécoubé, Bingerville, Cocody, Koumassi, Marcory, Plateau, Port-Bouët, Treichville, Songon et Yopougon). Qu’à cela ne tienne, des soirées sont, de temps à autre, organisées, dit-il, pour magnifier la culture san. Dans le même ordre d’idées, des compétitions de lutte traditionnelle, à entendre Adama Ky, un autre notable, sont initiées au grand plaisir des Samos et de la population cosmopolite de Koumassi et des communes environnantes. Pour Adama Ky, par ailleurs président de la jeunesse samo de Côte d’Ivoire, l’arbre ne doit pas cacher la forêt. Des « problèmes » subsistent, par exemple, entre les chefferies mossi et samo. “ Il y a un problème de communication. Nous sommes toujours les derniers à être informés, parfois à la veille de l’événement, notamment lors de la visite d’une personnalité venue du Burkina”, dénonce-t-il, tout en fustigeant le “comportement de caméléon” des uns et des autres.
A son avis, la complaisance et la politique de l’autruche érigées en mode de gouvernance par les autres chefferies sont à bannir pour des relations saines entre les différentes communautés. Ouvrier dans la construction des bateaux de plaisance, Ben Souleymane Toé, âgé d’une trentaine d’années, salue, pour sa part, le sens de l’organisation de ses “parents” installés depuis plusieurs décennies sur les bords de la lagune Ebrié. “Le plus remarquable est que les chefs samo sont librement désignés et selon leur sagesse. Ils partagent leurs expériences avec la jeunesse samo”, se réjouit-il. Il note cependant des conflits intergénérationnels entre jeunes et vieux. De plus, “ils outrepassent leurs rôles. Parfois, ils ne peuvent s’empêcher d’intervenir, et ce, de manière excessive sur toutes les questions concernant la jeunesse samo et dans un mépris total des règles de bienséance lors des réunions de jeunes Samos. Malheureusement, critiquer de telles attitudes est perçu comme un véritable affront ou une impolitesse. Ces situations créent, par moment, des tensions entre jeunes et vieux. Mais la hache de guerre est vite enterrée”, relativise Ben Souleymane Toé, vêtu d’un costume gris.
Source: Les Éditions Sidwaya