DIALLO Asséta
Chargé de recherche
Institut des sciences des sociétés (INSS)
Centre national de la recherche scientifique et technologique (CNRST)/ Burkina- Faso
assetadiallo1@hotmail.fr
TRAORÉ Daouda
Chargé de recherche
Institut des sciences des sociétés (INSS)
Centre national de la recherche scientifique et technologique (CNRST)/ Burkina- Faso
daodatraore@yahoo.fr
Introduction
Un proverbe peul dit ceci : hunduko ko waawaa ittude jommum boni wanaa hunnduko wo luuro « la bouche qui ne peut pas sortir son propriétaire d’affaire n’est pas une bouche mais un trou ». Ce proverbe montre l’importance de la parole dans la société. Pour toute difficulté l’humain doit se servir de sa bouche pour trouver une solution convenable. La même bouche censée produire des paroles salvatrices s’avère être celle qui est à l’origine de nombreux écarts de langage avec souvent des dommages insoupçonnés. En effet un autre proverbe du fulfulde dit : haala mettuka na ɓuri kural naawude « la douleur émanent d’une méchante parole est pire que celle venant du flèche ». A travers ces deux proverbes, nous pouvons caricaturer la parole comme un couteau à double tranchants. C’est donc un outil noble qui mal utilisé peut s’avérer très dangereux. D’où l’importance de la manier avec précaution. Pour étayer cette affirmation un autre proverbe dit : haala wo ndiyam, nde rufi fu ɓottataako « la parole c’est comme de l’eau, une fois versée, elle ne peut plus être ramassée ». Ce côté ying yang de la parole nous amène à nous intéresser à l’injure en fulfulde. Le constat est que l’injure est non seulement quelque chose d’universelle mais aussi elle est fréquemment utilisée et en même temps très combattue. Nombreuses sont les injures qu’on qualifie de gros mots alors que dans certaines communautés, les gros mots sont ceux à ranger dans le placard des mots « proscrits ». Ils ne doivent pas être dits en présence d’enfant, ils ne doivent pas sortir de la bouche d’une personne respectable…L’étude de ce phénomène linguistique intéresse le linguiste à plusieurs points de vue : au niveau de la forme, du sens mais aussi la perception sociale dudit phénomène. En nous basant sur l’exemple du fulfulde, nous nous posons les questionnements suivants : quels sont les caractéristiques sémantiques des injures du fulfulde ? quelles perceptions ont les communautés vis-à-vis de ces injures. L’objectif poursuivit dans ce travail est de faire la taxinomie des injures du fulfulde, d’en dresser la typologie, puis de déterminer leur sens et la valeur pragmatique des injures en fulfulde.
Méthodologie
Suite à une recherche documentaire, nous avons élaboré un questionnaire que nous avons adressé à un public foulaphone dont l’âge minimum est de sept ans dans la ville de Ouagadougou. L’administration du questionnaire a permis de constituer un corpus. Ce dernier constitue le matériau sur lequel se base notre analyse. Le corpus a été traité et analysé aux plans sémantique et pragmatique.
Résultat
Les résultats portent sur quatre points : la définition des concepts, la taxinomie des injures, l’analyse morphologique et enfin l’interprétation sémantique et pragmatique.
Définition des concepts
Selon Pierre GUIRAUD (1975 : 9) le gros mot se définit : « à la fois par son contenu, c’est-à-dire les choses auxquelles il réfère, telles que la sexualité, la défécation, la digestion, et par son usage, c’est-à-dire les classes sociales. »
Quant à la définition de l’injure, Pierre GUIRAUD (1975 :27) écrit qu’elle :
« vient du latin lnjuria qui désigne « une injustice, un tort» , sens qui est conserver (sic) dans l’expression française : les injures du temps. D’où l’idée d’« offenses graves et délibérées », telles que affronts, insultes, outrages, etc., qui peuvent consister en comportements, actions, gestes, mais qui sont essentiellement, des « paroles offensantes »
Pour Évelyne Larguèche (2021 :9): elle relève de « l’ordre du sensible : elle n’aime pas être expliquée, elle se ressent, et de façon différente selon chaque personne. Mais l’injure n’est pas un domaine réservé, elle est à la fois individuelle et sociale, privée et publique. » Retenons que l’injure est un langage péjoratif, une parole empreinte de négativités produite délibérément dans le seul but de rabaisser une tierce personne pour qui on éprouve de l’aversion. C’est cette aversion qui se traduit par une violence verbale.
En plus des termes gros mots et injure, Kouakou Kouman Fodjo (2021 :3) propose la définition suivante de l’insulte :
« action d’offenser, de blesser, à l’oral et de manière accidentelle ou intentionnelle. Elle garde son sens primitif d’« attaque », puisqu’elle est « une attaque verbale ». Elle s’applique aussi bien à toute parole qu’à tout acte qui sont des outrages ou dont le but poursuivi est d’outrager, de blesser la dignité ou l’honneur de leur destinataire. Reposant sur l’interaction verbale, son domaine d’application est vaste. »
Les définitions de « injure et insulte » montrent que les deux partagent énormément de traits sémantiques : offenser, blesser, rabaisser, acte intentionnel verbal. Les deux entretiennent une relation de synonymie. Notons par ailleurs que les gros mots constituent des injures et insultes mais une injure ou insulte n’est pas forcément un gros mot. Ce qui caractérise les gros mots c’est le caractère obscène du message.
Le fulfulde à travers les dénominations distingue les gros mots des injures. En fonction du terme employé pour appeler l’injure on peut juger de sa gravité. La terminologie y dédiée est la suivante :
Dénominations
Sens
Singulier
Pluriel
Yennoore
Jennooje
Insulte/injure (terme générique)
Subboore
Cubbooje
Injure obscène (gros mot)
ƴettoore
ƴettooje
Injure (gros mot) la particularité de cette injure est qu’elle touche le père et/ou la mère de la personne injuriée
Notons que yennoore a un emploi générique ; c’est un terme englobant. Toute offense verbale peut être appelée yennoore. Subboore et ƴettoore entrent tous dans la désignation yennoore. Par contre subboore et ƴettoore ont des sens plus spécifiques.
Typologie des injures
En plus de dresser la typologie des injures recensées, cette partie est aussi le lieu de faire leur taxinomie. Il s’agit donc d’une taxinomie avec un classement respectant le type de chaque injure. Les types retenus sont : yennoore, subboore, ƴettoore
Jennooje (injure)
Cubbooje (injures obscènes)
ƴettoore
Pali/araawa
buttan
njaalu
Rawanndu/kabaaru
lotere
ɓii-njaalu
mbaala
kalla
ɓii-cuurel
bojel
bunnoodu~bunna
ɓii-haram
cofal
saarude
ñiiwa
sorkunnde
Ko’a
reewude
boko
Hatude ; hatinde
bandiduyi
kotta
bandikon
bandisalo
bandiporoy
Bonnde ñaama
Alla waree
ɓokkude
Kuɗaaɗo
Taññaare
Interprétation sémantique et pragmatique
Au plan sémantique, l’analyse des données permet de faire ressortir les sens suivants dans les injures :
Noms d’animaux
Sexe et sexualité
Défécation
Laideur
Emprunt
araawa~pali « âne »
Kotta « gros vagin »
buttude~buttan~bu’an « chier, déféquer »
Taññaare « laideur »
bandiduyi « bande d’andouilles »
Rawaandu/kaba : chien
Kalla « grosse verge »
saaraude « chier dans le sens de faire la diarrhée »
ɗaajunnga « qui est vilain »
bandikon « bande de cons »
Mbaala : mouton
bunnoodu~bunna « anus »
Bunnoodu « anus »
bandiporoy « bande d’impropres »
Cofal : poule
lotere « sexe »
Si’ude « chier »
bandisalo « bande de salauds »
Bojel : lapin
sorkunnde : foutre dans…(le sexe ou l’anus)
Joorude « chier »
Powa : hyène
Hattinde « renvoi à baiser quelqu’un »
Doodi « caca »
Ñiiwa : éléphant
Njaalu « batard »
ɓii-njaalu « batard, fils de batard »
ɓii-haram « fils de l’illicite »
Interprétation pragmatique
L’utilisation d’injures liées aux noms d’animaux relève de la dépersonnification, une figure de style qui consiste à identifier une personne à une chose, un objet ou un animal. Utiliser cette figure revient à déshumaniser son interlocuteur. Dans la communauté peule, chacun des noms d’animaux utilisé est une injure renvoyant la personne injuriée à l’animal en question ou à un trait de caractère de celui-ci. Par exemple :
araawa~pali « âne » symbolise l’entêtement ; quelqu’un de dure d’oreille ; se dit d’un enfant qui n’a pas peur de la chicotte. C’est aussi une personne que l’on considère comme bête, qui se laisse toujours avoir par les autres, surtout lorsqu’il s’agit d’effectuer les tâches difficiles.
Rawaandu/kaba : « chien » : une personne légère, de mauvaise mœurs ; un vagabond. Qui a un comportement de chien (le chien n’a pas toujours une bonne image en Afrique), une personne ignoble, sans vergogne.
Mbaala : « mouton » C’est une personne soumise, qui ne sait jamais dire non, qui suit aveuglement et accepte tout ce qu’on lui propose ou impose.
Cofal : poule : les Peuls considèrent que la poule n’a pas de mémoire. Cofal est utilisé pour caractériser une personne non intelligente.
Bojel : « lapin » est synonyme de ruse extrême ; quelqu’un qui se croit toujours plus intelligent que tout le monde. Une personne prête à tromper les gens en pensant que nul ne s’en rendra compte.
Powa : « l’hyène » est le symbole de la gourmandise et aussi de la bêtise.
Ñiiwa : « éléphant » dans certains milieux en Europe, « grosse vache » est utilisée pour injurier les personnes à forte corpulence. Chez les peuls c’est l’image du pachyderme qui est mis en avant. L’éléphant symbolise la grosseur.
Sexe et sexualité : les termes et actes relevant du domaine du sexuel sont considérés comme très tabous chez les Peuls. Les appellations y relatives sont camouflées ; remplacées par d’autres jugées moins obscènes. Les injures relevant de ce domaine sont jugées obscènes et très graves. Ces injures sont de gros mots qui ne doivent en aucun cas être prononcés par une personne respectable, en présence d’enfants ou de personnes pieuses, respectées. Ces injures visent à bafouer la dignité, à rabaisser, à ôter l’estime. Certaines de ces injures, en plus de la personne injuriée, vise aussi les parents biologiques de ce dernier. C’est le cas de : njaalu : bâtard ; dont le père est inconnu ou né par fornication.
ɓii-njaalu// ɓii : enfant/njaalu : bâtard// pourrait s’interpréter comme « un bâtard ou issu de parents fornicateurs »
Défécation : la défécation bien qu’étant un besoin naturel et obligatoire pour tout humain vivant, reste un acte très honteux. Selon nos informateurs, dans le temps lorsque les jeunes gens se rendaient dans les villages voisins pour assister à des mariages qui pouvaient durer quatre jours à une semaine, ces derniers évitaient la nourriture pour ne pas avoir à aller aux selles. Être surpris par une personne de sexe opposé ou par une rivale en train de déféquer ou même être soupçonné d’avoir satisfait ce besoin naturel peut conduire les jeunes peuls à emprunter le chemin de l’exil. La mort ou l’exil valent mieux qu’une pareille honte. Alors insulter en faisant usage de ces jennooje cecce « injures crues » est très humiliant et rabaissant.
Injures issues d’une langue étrangère : cette catégorie d’injure est utilisée par des personnes d’un certain âge (50 ans et plus). Il s’agit des injures (gros mots) de la langue française : bandiduyi « bande d’andouilles » ; andikon « bande de cons » ; bandiporoy « bande d’impropres » ; bandisalo « bande de salauds ». Bon nombre des usagers ignore tout du sens de ces expressions. Vu qu’ils ignorent le sens, même si ce sontdes injures graves, ils les préfèrent à ceux du fulfulde dont ils jugent de la bassesse.
Autres usages de l’injure
En fulfulde l’injure peut être utilisée dans l’expression de la tendresse mais aussi dans celle de la rivalité. Lorsque l’injure est suivie d’un possessif mis pour le locuteur, cette dernière peut avoir une valeur affective. C’est le cas par exemple dans :
ñaalel am// ñaal : idée de bâtard/-el : diminutif/ am : possessif // « mon petit bâtard//
ñaala am// ñaal : idée de bâtard/-a: augmentatif/ am : possessif // « mon gros bâtard//
taññaare am // taññ- : idée de laideur/-aare : nominant/am : possessif// « ma vilaine »
L’usage des injures dans l’expression de la rivalité peut concerner deux villages rivaux, deux personnes rivalisant pour une même femme. Dans ce genre de situations les injures sont formulées sous forme de chants. A l’image du battle, chaque partie envoie des répliques au camp adverse pour se moquer. C’est un duel qui généralement s’organise avec l’aide des musiciens/griots des adversaires concernés.
Conclusion
L’injure est une parole détestable par tous. Cependant elle fait partie intégrante du discours quotidien et des comportements. Il n’y a ni âge ni sexe, tout le monde peut l’utiliser quand et comme il veut, quitte à en subir les conséquences de son acte. Le fulfulde distingue les injures liées aux types suivants : jennooje, cubbooje, ƴettooje. Selon que l’injure est classée dans l’un ou l’autre des types on peut déterminer son degré de grossièreté. On distingue des injures liées aux noms d’animaux, au sexe et à la sexualité, à la défécation, à la laideur. Il y a également celles issues d’une langue étrangère. Bien qu’ayant le pouvoir de déshumaniser et de rabaisser, en fulfulde, l’injure peut être utilisée dans l’expression de l’affection et aussi dans des duels verbaux à travers des chants.
Bibliographie
DIALLO Asséta, (2018), Terminologie français-fulfulde des sciences de la vie et de la terre. Thèse de doctorat unique, Ouagadougou, Université Ouaga 1, Pr Joseph Ki-Zerbo.
FRACCHIOLLA Béatrice, Laurence Rosier, (2019). « Insulte ». Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics.
GUIRAUD Pierre (1975), Que sais-je ? PUF, Paris
JAKOBOWICS Jean-michel (2012), Christine Cameau, Paris
LARGUECHE Évelyne (2021), L’injure ; La blessure du Moi, IN PRESS, Paris